Refrain

Tout ce que je vis a déjà été vécu. Un os cassé, une main sur l’épaule, un air enjoué ou la mort qui me frôle ; tout cela a été vécu par d’autres, plus loin dans l’espace, plus tôt dans le temps.

Je vois, il y a dix mille ans, cet homme se transpercer le majeur d’une aiguille en arête ou d’une pointe en silex, comme moi ce matin, exactement au même endroit. Je sais sa douleur, j’entends son hoquet rageur, je sens mon pouls dans sa main.

J’entends là-bas, dans un bidon-ville, un battement de cœur s’emballer de terreur au bruit, aussi soudain qu’étrange, d’un carton raclé ; comme moi hier dans mon grenier, un pied sur l’escabeau, la tête dans la suie, à en mourir sursauté.

Si l’archétype d’un événement existe, comme une forme d’onde cohérente : il se manifeste dans notre espace temps jadis là-bas, demain par ici, et maintenant au loin.

Héraclite avait raison, l’entropie fait à chaque granule de temps un univers neuf, unique et irrémédiable. Mais les ondes ne sont pas forcément matière et il se pourrait bien qu’à son tour Parménide ait raison aussi, sinon comment pourrais-je être persuadé que ça vaut le coût de deviner demain en comprenant hier ?

Je pense : Si le temps ne vient effectivement que de nous, alors, il n’y a que pour nous que c’est différent la première fois ?

Epingle

A jouer avec le temps, reniflant l’instant, il arrive au détour d’un froissement que se cristallise l’essentiel dans une contraction évidente.

Le déjeuner se termine, je m’assieds sur le banc dehors. C’est un jour anodin, quotidien, normalement invisible. Il fait doux sans l’air frais du fond. Le soleil est agréable et mon épouse sort devant moi, nos enfants en gravitations satellites de leur mère, en électrons pas si libres. Il est l’heure d’aller à l’école, il est temps d’aller au travail.

Je vois la montagne derrière elle, les hauts sommets encore en neiges, celle fraiche de la veille, plus bas, celle molle et usée de l’hiver. Elle la dépasse de loin et me surplombe en ce midi printanier : les couleurs de l’automne sur les jeunes odeurs d’un vert nouveau.

« Qu’est-ce que je t’aime. » lui dis-je simplement.

Elle sourit : « C’est vrai, qu’est-ce que je m’aime aussi !»

Nous rions. Elle m’embrasse du baiser à son époux.

Les enfants se coursent vers la voiture pour y claquer leurs mains sur la poussière des routes salées, elle les suit d’un pas assuré, et déjà quelques fades secondes se sont métamorphosées en flamboyant cristal d’un instant doux et précieux.

Je pense : Fleur de peaux partagées, sages et avisées.

Joie

« L’univers en termes de vibrations …»

Ici un tambour ou là-bas un gong, un premier coup, une onde en cavale. Des têtes se tournent, des tripes se serrent, des oiseaux s’échappent.

Puis un deuxième, pas un écho, mais un rappel, une suite ; le même son, la même force, le même frisson.

Entre les deux, un temps déjà passé et au présent une attente anxieuse de cette mesure.

Enfin le troisième, à l’exacte distance : Satisfaction et joie.

Je pense : Mystère de cette émotion positive au respect du rythme.

Blanche

Il n’y a pas de page blanche, il n’y a que le souffle uniforme du vent du désert. Écrire serait perdre le gout du sable, revenir à l’incertitude de l’humide là où il n’y a que l’immobile sécheresse, là où il n’y a plus d’eau, où il ne reste plus de vie. Abandonner l’étendue inerte où ne trône que l’esprit vif, esseulé d’être le centre de tout, comblé de n’être rien d’autre. Renvoyer dans le chaos un brin d’âme cramoisie d’absences et pourtant si heureuse de sa nudité irréductible, calcifiée.

L’onde est nette, belle, sublime, pure et épurée. Dénuée de tout, l’existence prend le temps de la parfaite constance. Un trait de sabre dans le bleu du ciel.

Mais voilà que de nouveau il pleut …

Hirondelles

Je ne vois pas des oiseaux, je vois des vecteurs. Je vois des flèches qui s’échappent, vrillent, exaltent, plongent, courbent, redressent. Je vois des ombres aussi fines que ténébreuses, fendre le vent comme du beurre moelleux : abus de pouvoir des espiègles, forfanteries de gamines, rêves de gueux. Elles surgissent en meute sans qu’aucune ne rabatte ou ne piège, comme des enfants sauteraient soudain dans une piscine en riant. Moucherons et moustiques, c’est le festin du crépuscule, qu’ils soient tigres ou communs la taille n’y changera rien. Trois cris, quatre virages, elles sont déjà parties, pleines et repues elles ont virevolté  sans que j’aie le temps de les compter….

Une chose étrange pourtant : De ma vie, je n’en ai jamais vu une sur un fil, pas même une brindille, pas même une tige de blé. J’en viens à douter qu’elles aient des pattes… Je cherche. Je trouve. Je regarde des images encyclopédiques. Non. Certainement pas. Ce n’est pas cette dinde crayonnée au sol qui une fois en vol pourrait prétendre l’allure, le trait et l’élégance d’une lame en ciel. Mensonge et supercherie : Nul n’en a vu ! On ne les voit pas, on les perçoit. On les dessine au fusain, d’un geste rapide et souple; serein qu’au bec ou à la queue le fusain cassera.

 

Je pense : Prémices du printemps ou fin de l’été, simple joie renouvelée.