Qu’il est difficile de changer de lunettes. C’est un terrible effort que tenir le deuil et l’enthousiasme. Je regarde cette vieille femme dans la queue du bureau de tabac, devant moi. Je change. Je ne la vois plus comme une personne, mais comme une somme ; ce n’est plus individu, mais une histoire entièrement présente depuis ces débuts, là, à trois pas. Je peux sentir la masse lourde des événements qui la composent, ses premiers cris, ses premiers pas, ses peines et ses joies, jusqu’à hier, jusqu’à maintenant.
Elle avance, et moi aussi. Le monde a changé et doit s’actualiser. Pendant une seconde je n’ai plus été. Je reprends.
Je sens le ruban entier de son existence comme une unité de son être. Pas de formes, pas de sons, pas de couleurs, juste une présence, une certitude d’existence. Je ne lis pas une page, je touche un livre ; je ne parcours pas l’histoire, je contemple une frise. Ce que je vois c’est son ADN après tout ce temps, ce que je perçois ce sont les échos de sa symphonie unique à maintenant. Je ne suis pas voyant, point de magie, pas de sorcellerie, je ne fais qu’attribuer une qualité d’être à l’invisible que j’ai vu en moi. Kant l’avait dit, je crois : Il faut que nous ayons en nous l’espace et le temps pour pouvoir les percevoir en toutes choses. Mais dans le monde de Tesla, l’existence est une onde et les individus un champ.
Je pense : C’est un peu comme à une sépulture, quand on saisit d’une pensée fugace l’ensemble de cette vie qui n’est plus. Sauf que là, elle continue.